Publié le 01/12/2025
Qu’est-ce qui vous a motivé pour écrire un article pour Grand angle ?
Contacté par Amel Kouza, Responsable de l’Institut Bertrand Schwartz, la collaboration était évidente car le thème de Grand angle est au cœur de mon livre.
En effet, dans le cadre de ma thèse et de mon livre, j’ai mené de 2017 à 2021 de nombreux entretiens en Missions Locales de zones rurales.
J’ai observé sur le terrain le rôle central des Missions Locales dans les parcours des jeunes ruraux vulnérables et j’ai souhaité mettre en avant leur rôle, surtout dans un contexte de coupes budgétaires.
Pourriez-vous revenir sur les axes majeurs de cet article ?
Dans cet article, j’ai essayé de défendre à travers plusieurs points l’idée que les jeunes sans diplôme issus de milieu rural sont laissés dans des logiques néolibérales et assez inégalitaires.
- Un marché du travail défavorable : même motivés, les jeunes affrontent un marché du travail avec peu d’emplois non qualifiés disponibles, un décalage national entre l’offre (400 000 postes) et la demande (3 millions de chômeurs).
- L’exploitation des jeunes précaires : ils acceptent des missions d’intérim de quelques heures, appelés au dernier moment, ou de travailler sans contrat pour “prouver qu’ils veulent travailler”. Cette hyper-disponibilité devient paradoxalement une “qualité” exploitée par les employeurs, mais aussi ce qui les rend “indésirables” pour un emploi stable. C’est ce que Robert Castel nomme le précariat ; une organisation du travail qui repose sur la précarité comme norme.
- Un risque sur le long terme : à force d’accepter des conditions dégradées, ces jeunes s’épuisent et restent bloqués dans des trajectoires instables.
L’idée est de s’interroger sur l’avenir de cette jeunesse qu’on ne parvient plus à intégrer durablement.
En tant que chercheur, que pensez-vous de la thématique sur la ruralité traitée dans Grand angle 2025 ?
Je remarque un intérêt grandissant pour le monde rural, encore très faible il y a 10 ans.
En France, la sociologie compte des centaines de chercheurs spécialisés sur les questions urbaines, mais seulement une dizaine qui étudient les jeunesses rurales.
Il est essentiel de parler des complexités pour les jeunes en milieu rural, notamment :
- La mobilité, qui est le pivot de l’insertion professionnelle : sans voiture, il n’y a pas d’emploi, donc pas d’insertion et donc un isolement.
- L’interconnaissance et la réputation : en milieu rural, “tout se sait”, ce qui peut aider certains et bloquer d’autres (mauvaise réputation familiale, relations anciennes, etc.).
- La détresse psychologique et l’isolement géographique sont souvent sous-estimés mais cependant très présents.
Découvrir le livre de Clément Reversé “La vie de cassos. Jeunes ruraux en survie”
Extrait de l’article « Que veut dire être jeune, rural et sans diplôme aujourd’hui ? »
Alors que le marché de l’emploi a de plus en plus de peine à absorber l’entièreté des jeunes actifs, la détention d’une qualification diplômante est devenue une ressource décisive pour sécuriser les parcours professionnels des jeunes d’aujourd’hui. Depuis le début du XXIe siècle, les politiques de lutte contre le décrochage scolaire ont contribué à la réduction de la part des sorties précoces — de 11,2 % en 2006, à 7,6 % en 2023 — signalant ainsi une amélioration apparente de l’insertion scolaire. Néanmoins, cette tendance globale masque un processus qui est moins visible, mais plus structurel : celui de l’augmentation de la précarité et de la fragilisation des parcours d’insertion professionnelle des jeunes peu ou pas diplômés. Ces évolutions s’avèrent tout particulièrement tangibles dans les territoires ruraux où la pauvreté demeure une caractéristique structurante des économies localisées et des parcours individuels des jeunes.
Dans ces espaces, souvent perçus comme étant plus protecteurs (ou des « amortisseurs » de l’exclusion), nous observons pourtant un paradoxe important. En effet, les jeunes sans diplôme y expérimentent à la fois plus fréquemment l’emploi que leurs homologues urbains, mais ils le font en même temps dans des conditions moins protectrices. Cette « prime au rural » n’est donc pas un avantage durable de la campagne, mais une exposition accrue à des formes flexibles et fragmentées d’emploi. Pour comprendre ce paradoxe il faut ainsi articuler plusieurs dimensions comme les enjeux réputationnels, l’effet du territoire ou encore les transformations structurelles du marché du travail « jeunes », notamment à l’aune de la néo-libéralisation de notre économie.
L’accès à l’emploi en milieu rural ne peut pas se réduire à un simple processus économique, il se constitue également d’enjeux relationnels, identitaires et symboliques forts, notamment pour des jeunes avec peu de ressources liées à leur diplôme. En ce sens, la littérature sur les classes populaires rurales (comme les travaux de Nicolas Renahy, Benoît Coquard ou Yaëlle Amsellem-Mainguy) a montré à quel point le travail demeure central dans la construction des identités, de la dignité et surtout des formes de reconnaissances locales. Finalement, loin des promesses de mobilité sociale, les jeunes sans diplôme rencontrés construisent leur rapport au travail dans un contexte marqué par des opportunités limitées et des formes de précarités très fortement ancrées. Cette configuration met en évidence des logiques plurielles, entre attachement à des emplois faiblement qualifiés et méfiance envers les dispositifs d’aide sociale perçus comme pouvant être stigmatisants.